La Horde Noire Webzine metal extrême depuis 2002

Eichmann à Jérusalem

Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt, 1963

Livres Essais

Hannah Arendt
1963
510 p.

L'ouvrage constitue la couverture pour un magazine américain par la philosophe d'origine juive Hannah Arendt (1906 – 1975), du procès d'Adolph Eichmann en 1961 et 1962. Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Eichmann était un fonctionnaire SS qui a joué un rôle dans l'organisation du génocide. A la fin de la guerre, il se cache un temps avant d'émigrer sous une fausse identité en Argentine. En 1959, il est repéré par les services secrets israéliens et enlevé par eux en 1960. Il est jugé à Jérusalem pour sa participation au génocide. Il sera condamné à mort et exécuté en 1962.

Dès les premières pages, Hannah Arendt oppose le procureur et les juges. Le procureur est visiblement la voix du gouvernement israélien et cherche à faire du procès une tribune politique. Il sera régulièrement battu en brèche par les juges qui rappellent que leur mission est de juger les actes d'un homme et pas une époque ou un régime.

Et l'homme dont on parle, c'est Adolf Eichmann, lieutenant colonel SS, responsable de l'organisation des transports pour l'émigration et bientôt la déportation des Juifs d'Allemagne et des pays conquis. L'accusation le décrit comme un monstre sadique agissant par haine et se propose de démontrer qu'il est le principal artisan de la solution finale.

Pourtant, dans son compte rendu, Hannah Arendt dresse du personnage un portrait bien différent, et à certains égards bien plus effrayant. En se basant sur ce qu'elle voit et la vie de l'accusé, elle le décrit pour ce qu'il est : un pauvre fonctionnaire insignifiant bien plus préoccupé par son avancement hiérarchique que par la gravité des actes de sa fonction. Il sait qu'il envoie des gens à la mort mais il ne se sent pas responsable parce qu'il ne fait qu'obéir. Il est même plus ou moins persuadé de faire le bien parce que sa manière de faire est plus « miséricordieuse ».

Eichmann est un raté qui entre un peu par hasard au parti nazi et dans l'administration. Il est affecté aux questions juives et devient aux yeux de ses collègues, malgré son inculture un spécialiste de la question juive. Mais c'est loin d'être le cas : Eichmann est un personnage falot, d'une intelligence plus que moyenne et d'une vantardise un peu naïve. Deux choses le distinguent cependant : ses dons d'organisation et de négociation.

Donc, loin de gérer la mise en œuvre de la solution finale, il n'est qu'un exécutant besogneux. Il y constitue néanmoins un rouage essentiel, mais remplaçable, parce qu'il est responsable des transports. Il est cependant ballotté entre les conflits de personne au sein d'une administration nazie complètement chaotique. Contrairement à la thèse de l'accusation, Eichmann n'a que très peu de pouvoirs. A la conférence de Wannsee où les cadres nazis sont informés de la solution finale, Eichmann est là pour prendre les notes.

En partant du cas d'Eichmann, Hannah Arendt va jeter les bases d'une théorie sur la banalité du mal (qui est d'ailleurs le sous-titre du livre). Le génocide n'est pas l'œuvre d'un super esprit criminel mais d'une somme d'individus incapables de penser par eux-mêmes. Eichmann n'est jamais aussi heureux que quand il reçoit des ordres et son langage est émaillé de clichés creux qu'il utilise comme des slogans. Cette vision est plus dure que celle de l'accusation parce qu'elle tend à démontrer que n'importe qui peut être Eichmann.

La position d'Hannah Arendt, même si elle ne diminue en rien la responsabilité d'Eichmann, a fait l'objet de controverses très vives avant même la parution du livre. Pourtant elle sera reprise et développé par certains psychologues. On peut citer les expériences du Docteur Milgram sur la soumission à l'autorité (c'est l'expérience qu'on voit dans I comme Icare).

Le livre a été une source de controverse pour une autre raison. Hannah Arendt défend l'idée que le génocide a été possible parce que les nazis (et notamment Eichmann) ont travaillé avec les élites juives, et notamment sionistes. Celles-ci en croyant en une solution négociée ont en fait facilité le travail des nazis pour le recensement et le rassemblement des Juifs et c'est cette collaboration, involontaire, qui explique le nombre effarant de victimes. Dans les pays où ces élites n'étaient pas organisées, le nombre de victime a été moins grand. Le point fait toujours débat.

Le livre d'Hannah Arendt n'est certes pas sans reproche mais il a permis d'ouvrir des portes et de nouveaux angles de recherches sur la solution finale. Il démontre aussi l'importance de la pensée indépendante et de l'esprit critique comme rempart contre la barbarie.

Le livre est disponible chez Pocket Histoire.

Tryphoninus