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LTI, la Langue du IIIe Reich

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Livres Essais

Victor Klemperer
1947
Pocket, Agora, n° 202, 360 p.

LTI est l'abréviation de Lingua Tertii Imperii (la Langue du troisième Reich). Pourquoi un nom latin ? Non pas par pédantisme mais par simple souci de sécurité : le livre a été écrit par un philologue juif, Victor Klemperer, sur base de son journal entre 1933 et 1945 alors qu'il vivait à Dresde.

De par sa profession, il constate que la langue allemande s'atrophie sous l'ère nazie et il décide de l'observer à partir de tout ce qui peut lui tomber sous la main : discours officiels, extraits de journaux, avis mortuaires, affiches mais aussi les conversations de ses contemporains, qu'ils soient aryens ou juifs.

Mais au-delà de la simple curiosité scientifique, son étude lui donne un moyen de supporter les vexations quotidiennes que son statut de sous-homme lui vaut. Condamné à travailler à l'usine, il se lève tous les jours à 3 heures du matin pour noter ses découvertes de la veille. Mais le 13 février 1945, il reçoit son ordre de départ pour les camps. La nuit même a lieu grand bombardement de Dresde et Klemperer arrivera à s'enfuir avec son épouse à la faveur de chaos général. Il reviendra à Dresde dès la fin de la guerre, alors en RDA, et publiera ses notes sur la langue en 1947.

Evidemment la structure du livre est profondément marquée par les conditions dans lesquelles il a été écrit : pas de plan mais une suite de chapitres où il s'attarde sur certains mots et par moments des tentatives de systématisation. Autre intérêt du livre : Klemperer témoigne de sa vie quotidienne de juif dans l'Allemagne nazie. C'est donc un livre dense, technique mais très humain. Par contre, Klemperer n'a pas vu la menace que représente le communisme : cela se ressent parfois, surtout sur la fin de l'ouvrage.

Mais entrons dans le vif du sujet : comment qualifier la LTI ? Disons d'emblée que c'est une langue pauvre, involontairement à cause de l'unicité de ses sources et volontairement à cause de son but : réduire l'individu pour le fondre dans la masse. La LTI recourt sans cesse à la « Patrie », au « Reich », au « Parti » alors que quand elle parle de l'individu, c'est avec des expressions techniques ou mécaniques (en le comparant à un moteur par exemple).

Donc le plus grand ennemi de la LTI est la pensée individuelle. Pour la combattre, elle s'adresse au sentiment, à la passion, à l'exaltation pour toucher finalement au mystique et à la foi. C'est alors que la LTI se fait religieuse et emprunte des tournures propres à la liturgie.

Comme autre technique, la LTI prend des mots existants et tronque leur sens. Klemperer s'est longuement penché sur le mot « fanatisme » auquel les nazis ont réussi à donner une connotation positive. Partout, on vante les troupes et leur courage « fanatique ». Martelé dans les crânes à longueur de communiqués et d'articles de journaux, il prend un sens positif : c'est le dernier degré de l'abnégation, de la foi ... aux antipodes de la pensée. La technique est tellement vicieuse qu'elle parvint même à intoxiquer le langage des non- nazis qui rejettent le Reich avec « fanatisme ». Un mot comme « aveuglément » a subi la même altération.

Au final, c'est un livre qui fait réfléchir sur la manière dont on parle parce qu'aucune langue n'est à l'abri, notamment depuis l'avènement de la langue SMS et du langage volontairement réducteur des médias et des publicitaires. En lisant le livre, certains mots du langage actuels deviennent suspects : « fan » (à cause de ses origines) mais aussi « culte », son cousin « cultissime » et « génial » usés dans les médias au point d'avoir perdu leur sens étymologique.

Pour ceux qui sont intéressés par la vie de Klemperer pendant la période nazie, son journal est disponible en français chez Pocket.

Tryphoninus