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L'inventeur

Poésie

Je m'étais plu à diriger mes travaux dans un seul sens. Si je ne trouve pas audience ici, ailleurs on saura me comprendre, me disais-je, vaste est le monde et nombreuse l'espèce humaine ! Il s'avéra pourtant, par l'impossibilité d'en traduire certaines formules d'abord, puis par l'incompatibilité de mes recherches avec celles, similaires cependant, de confrères envieux, que cette vastitude se trouva réduite à un seul pays, puis à une seule famille d'esprits, puis tout bonnement à quelques-uns. Je n'en continuai pas moins ma tâche en vue de plaire à ce petit nombre, une cinquantaine environ, susceptibles de se pencher sur mes réalisations.

Certes ils s'y penchèrent, mais pour la plupart s'en détourner à plus ou moins bref délai, incapables d'en saisir la portée profonde. Leur nombre se réduisit à une dizaine, ou plus exactement à huit, car l'un mourut avant que je l'eusse approché et l'autre devint fou. De ces huit, plus question de tirer honneur ou profit, mais du moins ne mourrais-je pas sans la satisfaction d'avoir été apprécié de rares connaisseurs. Cependant lorsque j'allais leur soumettre mes plans, l'un après l'autre des sept de ces spécialistes se récusèrent. Mes découvertes étaient devenues si subtiles dans un domaine si particulier, qu'eux non plus ne possédaient pas les moyens de les jauger.

Il n'en restait plus qu'un seul. Ainsi c'était pour un seul homme que j'avais passé ma vie dans le refus, les veilles et l'austérité ! Quel débordement d'amour j'éprouvai dans mon cœur, pour celui-là, le dernier, l'unique ! Je m'appliquai, en grand secret, de longs mois encore, à fignoler l'exposé de mes inventions, puis me décidai enfin à une confrontation pour moi capitale. Ce monsieur, important il va sans dire, au seul énoncé de mon nom me reçut avec empressement, ce qui me fit augurer favorablement de la suite de notre rencontre. Je me trompais.

– Tout cela est bien intéressant, mon petit ami, me dit-il, mais si nous parlions d'autre chose...

Ici se terminèrent notre entretien et mes travaux. A cet instant, en effet, d'inventeur je devins étrangleur, gâchant irrémédiablement, par un mouvement de sotte nervosité, tout espoir d'être compris désormais.

Marcel Béalu, Extrait des Mémoires de l'Ombre, 1941, Editions Gallimard