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L'Autre Côté

L'Autre Côté, Alfred Kubin, 1909

Romans, Nouvelles & Théâtre

Alfred Kubin
1909
250 pages

Comment réagiriez-vous si un parfait inconnu venait vous annoncer qu'un ancien camarade de classe depuis longtemps perdu de vue s'est retrouvé par un singulier hasard à la tête d'une prodigieuse fortune, mais aussi des pouvoirs mystérieux, qu'il les utilise pour bâtir un Etat idyllique secret dans un coin reculé de l'Asie centrale, et qu'il vous attend ? Avec méfiance, je suppose. Et s'il ajoutait un chèque d'une valeur colossale pour les frais de voyage et l'installation définitive ? Toujours pas ?

Pour notre narrateur, mélancolique de nature, la question devient envisageable et le voilà qui bientôt abandonne tout derrière lui et part avec sa femme chercher l'Empire du Rêve (c'est le nom du pays en question). Après un long voyage, il atteint enfin un pays citadelle sans aucun lien avec le monde extérieur et où le progrès est proscrit.

A première vue, la capitale, Perle, est un peu étrange vu qu'elle est constituée de vieilles bâtisses importées d'Europe pierre par pierre donnant à la ville un aspect familier et nouveau à la fois. Les Rêveurs (les habitants) sont accoutrés dans des costumes d'un autre âge. Mais ce ne sont pas tant les aspects matériels qui intriguent : la ville semble baigner dans une atmosphère surannée et immobile. Il y a une espèce de force mystérieuse et inconnue qui fait que chacun reste à sa place : vous ne mourrez jamais de faim mais n'espérez pas vous enrichir. Tout pourrait perdurer ainsi jusqu'à la fin des âges. Mais c'est sans compter sur Hercule Bell, citoyen américain bien décidé à faire bouger les habitants apathiques.

La colère de la divinité locale sera terrible. Et le narrateur, qui cherche désespérément son ancien camarade, sera aux premières loges.

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Alfred Kubin est d'abord un dessinateur dont les dessins « donnent à voir une humanité totalement soumise, dépassée par des forces obscures et oppressantes mises en scène au travers d'une symbolique récurrente du monstre et du difforme » (wikipedia). Donc, si vous n'aimez pas Kubin romancier, il vous reste Kubin dessinateur, qui vaut le détour.

Il ne faut pas chercher dans le livre des connotations politiques, en tout cas dans l'intention première de l'auteur. Ce n'est pas 1984 ou Le Meilleur des Mondes. Le livre doit plutôt être pris comme l'œuvre d'un peintre : il peint la ville dans son immobilisme puis dans sa déchéance et l'histoire prend les allures d'une longue description qui se veut objective tout en étant complètement hallucinée. D'après ses mémoires, il a écrit « L'Autre Côté » en 12 semaines de rêve éveillé.

Les descriptions se scindent en deux parties très nettes. Il y a d'abord la ville, décrite dans toute son immobilité et ses habitants, aussi désuets que les maisons qu'ils habitent. C'est dans ce monde immobile où le narrateur cherche en vain en rentrer en contact avec son ancien camarade devenu le maître des lieux.

Puis vient la lente agonie de la ville où Kubin peut complètement débrider son imagination : la ville se désagrège lentement dans un cloaque sordide et nauséabond. Les habitants laissés à eux-mêmes perdent toute notion de civilisation et sombrent dans la violence gratuite. Les descriptions sont saisissantes comme si l'auteur prenait un certain plaisir à détruire tout ce qu'il avait créé dans la première partie.

Le livre a fait été réédité Har Po, JJ Pauvert et F Harmel, 1986 et chez Corti en 2000. Pour les inconditionnels, il existe encore en Marabout. Le livre est en principe augmenté des illustrations de l'auteur.

Tryphoninus