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Les Gens Indispensables ne meurent jamais

Les Gens Indispensables ne meurent jamais, Amir Gutfreund, 2000

Romans, Nouvelles & Théâtre

Amir Gutfreund
2000
552 pages

Amir et Efi sont deux enfants israéliens dans les années 70. Pendant les vacances scolaires, ils hantent la rue Katznelson à Haïfa, fascinés par les gens qui y vivent. En fait, la rue Katznelson est majoritairement peuplée d'émigrants juifs, venus d'Allemagne ou de Pologne après 1945.

Il y a d'abord Grand Père Lolek l'increvable (il n'est pas vraiment leur grand père mais les habitants de Haifa ont adopté une interprétation assez large de la notion de famille). Lolek a fui la Pologne en 1939, a rejoint les rangs de l'armée polonaise alliée et a combattu les Allemands à Monte Cassino. Lolek est bien un peu radin, mais c'est un fin matois rusé et un brin magouilleur. A l'opposé, il y a Grand Père Yosef, la sagesse incarnée, entièrement dévoué à la communauté.

Entre les deux, il y a une galerie de gens pittoresques comme Gershon, que les autres appellent frère de lui-même, le poète Asher Schwimmer qui a oublié l'hébreu dans les camps. Il y a aussi Hinda Goldberg, dite la Communauté de Linov, parce qu'elle est la seule survivante de Linov, son village natal en Pologne. Sa voisine, c'est la communauté de Sarkov.

Évidemment, derrière chaque personne se cache une histoire terrible mais à part celle de Lolek, aucune n'est connue. Le jeu des enfants est de découvrir ce mystère mais Grand Père Yosef veille et rien ne filtre. Alors les enfants doivent ruser. Mais avec le temps, pour Amir, le jeu d'enfant devient une obsession et même adulte, alors qu'il gravit les grades de hiérarchie militaire, il cherche toujours à comprendre ce qui s'est passé. Et parfois, la vérité n'est pas bonne à entendre.

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« Les Gens Indispensables ne meurent jamais » est un livre déroutant. D'abord, même s'il est écrit à la première personne par Amir Gutfreund, c'est un roman. Les personnages sont tous imaginaires mêmes s'ils sont construits sur des faits réels. Ensuite, il ne faut pas se fier à l'humour, c'est un livre sur les horreurs de la Shoah. En fait, au fur et à mesure que les personnages se livrent et racontent leur histoire, on découvre toute l'étendue de cataclysme.

C'est justement toute l'originalité du livre. Pas de cours d'histoire, pas de chiffre, il part des survivants et les montre tels qu'ils sont aujourd'hui, dans leur vie quotidienne avec leurs qualités et leurs travers, un peu comme des personnages de Jacques Tati. Et puis, une fois qu'on s'est attaché à Grand Père Yosef ou Grand Père Lolek, c'est le plongeon dans le passé et dans l'horreur. Mais il ne s'agit pas d'écœurer mais de lever un coin du voile sur ce qu'était concrètement la Shoah pour ceux qui l'ont vécue.

L'autre originalité est de sortir de la dualité bourreau victime. Les Juifs dans les camps étaient des gens normaux avec des héros, des durs, des martyrs, des traitres et des lâches. Du côté des Allemands, il y avait un peu de tout aussi. Mais il y a une grande différence. Du côté juif, le niveau d'horreur fait qu'il est impossible pour les survivants d'espérer une vie normale après, même en Israel. Tous continuent à porter les morts, comme la communauté de Linov, et perdent autant de leur propre vie. Du côté allemand, les criminels de guerre ont pu reprendre une vie normale. Dans la plupart des cas, soit ils ont échappé aux poursuites soit ils ont été condamnés mais libérés après seulement quelques années de prison.

Au final, c'est un regard nouveau et original sur la Shoah, qui oscille, entre gravité et drôlerie, vue par un auteur israélien, officier dans l'armée israélienne. Le livre a très bien marché en Israel. Il a été publié en français chez Gallimard et chez Folio (n° 4887).

Tryphoninus