Dossiers
Je pense qu'il n'est nul besoin de présenter Saxon: groupe de pointe de NWOBHM, en piste depuis 1978, premier album 1979, 19ème en 2011 et aussi le charismatique frontman Biff (Peter Byford). Mais Saxon, c'est également une affaire judiciaire (Byford vs Oliver & Dawson) liée à l'utilisation du nom Saxon qui a occupé les instances judiciaires britanniques de 1999 à 2003.
Les faits
Comme je le disais le groupe sort son premier album (éponyme) en 79. A l'époque, ils sont cinq: Biff au chant, Paul Quinn et Graham Oliver aux guitares, Steve Dawson à la basse et Pete Gill derrières les fûts. Pete Gill quitte le groupe en 1981. On le retrouvera un temps chez Motörhead. Chez Saxon, le nouveau batteur est Nigel Glockler (toujours là).
En 1985, c'est au tour de Steve Dawson de quitter le groupe. Il sera remplacé par un autre bassiste jusque 1988 où la place sera définitivement prise par Nibbs Carter. Graham Oliver quant à lui quitte Saxon en 1995, où il est remplacé par Doug Scarrat.
Juste après, les deux compères s'associent pour monter un nouveau groupe. Ils l'ont d'abord appelé Son of A Bitch, l'ancien nom de Saxon mais ils décident que leur groupe devrait s'appeler Saxon ou en tous cas qu'il contienne le mot Saxon dans son nom. Evidemment, l'autre Saxon ne l'entend pas de cette oreille. Du coup, en 1997, Dawson et Oliver procèdent au dépôt de la marque et du logo « Saxon ». Cela signifie qu'ils deviennent propriétaire juridique du nom et du logo en tant que marque commerciale. Leur groupe s'appelle Oliver / Dawson Saxon et sort entre 2000 et 2003 des albums et DVD Live ainsi qu'un split avec de nouveaux morceaux.
Au plan juridique, chaque groupe essaie de faire interdire l'autre. Biff, redevenu Peter Byford pour la cause, saisit l'instance anglaise de dépôt des marques pour faire radier le dépôt par Dawson et Oliver. Il avance deux raisons: les deux gugusses ne sont pas de bonne foi et la marque existe déjà. L'instance en question, le Registrar for Trademarks, lui donne tort en novembre 2002. Biff ne se décourage pas et fait appel devant la High Court. Il obtient gain de cause en février 2003. En octobre de la même année, les différents intervenants arrivent un accord où chacun accepte le nom de l'autre (Saxon d'un côté, Oliver / Dawson Saxon de l'autre). Le groupe Oliver / Dawson Saxon n'a rien produit depuis 2003 mais semble faire encore quelques concerts.
Contenu du jugement
Le jugement peut être trouvé à l'adresse suivante: http://www.bailii.org/ew/cases/EWHC/Ch/2003/295.html
En tant que demandeur, Biff (enfin son avocat) s'appuie sur deux articles de la loi anglaise en matière de marques (Trade Marks Act 1994):
1."3(6) A trade mark shall not be registered if or to the extent that the application is made in bad faith." Une marque ne peut pas être enregistrée si la demande est faite de mauvaise foi.
2."5(4) A trade mark shall not be registered if, or to the extent that, its use in the United Kingdom is liable to be prevented – Une marque ne peut être enregistrée si, ou pour autant que son utilisation au Royaume-Uni est susceptible d'être contestée.
Si le juge accepte un seul de ces arguments, Biff a gagné.
Le nom du groupe
Le juge s'intéresse d'abord au second point. Je ne suis pas spécialiste en droit anglais mais en gros cela signifie qu'on ne peut pas déposer une marque si quelqu'un peut se prévaloir d'une marque déjà existante. Dans le cas de Saxon, la réponse est clairement positive vu que le groupe est actif depuis 1979. La question devient alors différente : qui a le droit de s'opposer au dépôt pour Saxon? Autrement dit, qui est Saxon d'un point de vue juridique?
En droit anglais, il est communément admis qu'un groupe de musique constitue un partnership at will composé des membres originaux du groupes. C'est assez difficile à définir en français mais cela correspond à une espèce de société de fait à responsabilité illimitée. En gros, le machin a plus ou moins la personnalité juridique mais ses membres sont responsables de ses actes. Le Partnership disparaît dès qu'un de ses membres s'en va. Si ce membre est remplacé, un nouveau partnership at will naît et remplace le partnership at will défunt (sous l'ancien régime, on aurait dit le Partnership est mort, vive la partnership), ainsi suite jusqu'au split-up définitif du groupe. Donc, le nom Saxon appartiendrait au tout premier partnership, celui des cinq membres originaux.
Bon, mais au départ du premier des membres originaux, le Partnership est mort. Du coup qu'est devenu le nom? Chez les gens bien organisés, on fait un contrat (appelé Partnership Agreement) où tous ces points sont réglés à l'avance entre les membres (de préférence avant que le groupe ait quelque notoriété). Mais l'univers de Saxon, c'est la bière, les motos, les filles et pas tellement les avocats. Donc aucun contrat, donc c'est au juge d'essayer de deviner ce qu'ils avaient en tête au moment où ils ont décidé de faire vivre Saxon.
C'est ici que le juge de première instance s'était un peu pris les pieds dans le tapis. Selon lui, à la dissolution du partnership, les membres ont droit aux actifs du Partnership (donc le nom) et chacun a le droit de faire le dépôt. Résultat des courses: c'est le premier qui fait le dépôt qui gagne et les autres sont niqués.
C'est efficace mais un peu simpliste parce que le nom du groupe se crée une notoriété au fil du temps, ce qu'on appelle en anglais un goodwill. Or ce goodwill a été crée par tous les Partnerships qui se sont succédés dans la vie du groupe. Pour prendre un exemple, la part du Partnership « Killers » (Harris, Di'Anno, Murray, Smith, Burr) dans notoriété d'Iron Maiden n'est absolument pas comparable à celle apportée par le partnership suivant (Harris, Dickinson, Murray, Smith, Burr). Pour revenir au cas de Saxon, cela signifie que le nom du groupe a continué à vivre après le départ de Dawson et Oliver et que les albums suivants des membres actuels (càd du Partnership actuel) ont continué à construire la réputation du groupe. Pour résumer en deux mots, j'ai été voir Saxon récemment en concert (excellent d'ailleurs) et je savais pertinemment que Dawson et Oliver n'en faisaient plus partie depuis longtemps.
Le juge de la High Court a voulu tenir compte de ce point et a choisi une autre approche, qui semble plus juste pour les groupes de musique. A la mort du partnership, si rien n'avait été prévu, les membres n'ont pas droit aux actifs du défunt Partnership mais un droit dans le produit de la vente de ses actifs. Autrement dit, quand Steve Dawson a quitté le groupe en 1985, il avait le droit, de même que les quatre autres membres du Partnership, non pas de récupérer le nom mais de demander que les actifs, dont le nom, du Partnership soient vendus pour qu'il récupère sa part. Or il ne l'a pas fait, donc il a renoncé à son droit. Pareil pour Graham Oliver.
L'avocat de Dawson et Oliver a essayé de sauver le coup en argumentant que les deux compères avaient déposé le nom pour le Partnership mais le juge l'a balayé du revers de la main. On y reviendra sur la partie bonne foi.
Revenons plutôt sur notre nom, on sait qui ne l'a pas mais on se ne sait toujours pas ce qu'il est devenu à la mort du partnership. Le juge répond simplement: rien. Il prend alors un exemple: prenons deux groupes totalement différents mais ayant le même nom. Pour illustrer, prenons le cas de Cyclone. Cyclone est un groupe de Trash belge actif entre 1983 et 1991 où il disparaît subitement. En 2008, se créé au Japon un autre Cyclone, qui n'a absolument rien à voir avec le Cyclone belge et qui fait du metal progressif.
Selon le raisonnement du juge, le Cyclone belge pourrait attaquer le Cyclone japonais s'il peut démontrer qu'il est toujours connu. Si personne ne se souvient du Cyclone belge (sa notoriété a disparu), alors il n'a plus aucun droit à attaquer le Cyclone japonais. De même, on peut imaginer que le Cyclone belge se foute complètement du Cyclone japonais: dans ce cas, il a renoncé à son droit à poursuivre. C'est le cas qui nous intéresse.
D'après le juge, la situation est exactement la même si les deux groupes ont des membres en commun. Dans le cas des Cyclone, le partnership du Cyclone belge a renoncé à son droit à attaquer le partnership japonais. Dans le cas du Saxon, c'est pareil: le partnership de Saxon 1985 (Biff, Dawson, Oliver, Glockler, Quinn) n'a pas attaqué un autre partnership (Biff, Johnson, Oliver, Glockler, Quinn) qui lui a « piqué » son nom. Du coup, il est cuit. Donc, à chaque changement de line-up, si personne ne se manifeste, le nouveau partnership recréé son propre nom.
Le revers de la médaille, et cela a été repris par les commentateurs, c'est que chaque membre qui part pourrait provoquer la dissolution du groupe. C'est pourquoi le juge insiste pour que les groupes règlent ce genre de problème dans un contrat, dès le début.
En tout cas, le résultat des courses, c'est que, en droit anglais, ni Dawson ni Oliver ne pouvait faire le dépôt, ce qui constitue une victoire pour Biff.
La bonne foi
C'est le second argument de Biff. Je ne m'y attarde pas parce que comme Biff a gagné sur le premier point, il a un peu moins d'importance. Disons que Biff s'étonnait que Steve Dawson revienne déposer le nom 12 ans après son départ. Pour Oliver, la position est un peu plus défendable.
Leur avocat a essayé d'expliquer qu'ils avaient été motivés par des dispositions purement altruistes et que c'est dans l'intérêt de tous les membres originaux qu'ils ont déposé le nom. A l'appui de leur thèse, il dit qu'ils n'ont jamais employé le nom Saxon tout seul.
Cette thèse a été balayée par le juge sur base des faits. D'abord, ils ont fait le dépôt en leur nom seul et n'ont informé aucun des autres membres originaux. En plus, Biff a produit une lettre envoyée par eux à des revendeurs de merchandising dans laquelle ils menacent, dans un langage assez sec, de poursuites judiciaires tout merchandising marqué Saxon.
Conséquences
Le jugement rendu a fait jurisprudence dans des cas similaires en Angleterre, notamment pour les artistes suivants : Franky Goes to Hollywood, Liberty X ou Buck Fizz. On l'a également utilisé dans le cas des Doors (qui, pour la petite histoire, avaient pris la peine de faire un contrat). Hors Grande-Bretagne, un problème similaire s'est posé pour Black Sabbath (réglé à l'amiable) qui a eu pour conséquence la naissance du groupe Heaven & Hell et un autre s'est posé pour Gorgoroth en Norvège (qui a connu une conclusion assez similaire à celle de Saxon).
Et en France? Le jugement n'a aucune application pratique. Le droit est quelque chose de national et les règles anglaises n'ont aucune application hors d'Angleterre. A ce titre, on peut d'ailleurs se demander ce qui se serait passé si Dawson et Oliver avaient saisi un juge français pour empêcher à Biff d'apparaître sous le nom de Saxon en France.
Il y a cependant un enseignement important à tirer de cette affaire et qui est valable partout. Bien du temps et de l'argent auraient été épargnés si le groupe s'était entendu en 1979 sur ce qu'allait advenir du nom en cas de départ.
Donc, si vous êtes dans un groupe de quelque ambition, décidez entre vous ce qu'il adviendra du nom (entre autres). Quand vous vous êtes mis d'accord, écrivez-le. Cela pourrait éviter des conflits sérieux.